Rafic Hariri, Premier ministre libanais, une nouvelle fois victime d'une tentative syrienne de destabilisation
By:  Mohamed Ibn Guadi
17/6/03

Depuis l'attentat à la roquette qui, dans la soirée du samedi 14 juin, a visé à Beyrouth les locaux de la « Future TV » et de « Radio Orient », propriété du Premier ministre libanais, Rafic Hariri, la capitale libanaise bruisse de mille rumeurs. L'attentat, qui n'a pas fait de victime et n'avait pas pour objectif d'en faire (les studios visés sont désertés la nuit), a de toute évidence valeur d'avertissement : la télévision de Hariri a en effet été la cible de deux roquettes de calibre 107 mm, tirées à partir d'une BMW blanche volée en 1997, qui ne semble pas avoir eu de mal à arriver jusque-là. Or sécurité d'?tat, police, services de renseignements libanais et syriens sont présents à tous les coins de rues et nul ne peut s'approcher incognito? L'attentat a été revendiqué par un groupuscule inconnu jusque-là, Ansar Allah. Récit.

Rafic Hariri , aussitôt arrivé sur les lieux, a déclaré que le but de cet attentat est « de porter atteinte à la stabilité du Liban ». Une phrase qui peut ressembler à de la langue de bois mais qui, dans le contexte libanais, met très exactement le doigt sur la plaie. Le pays est en équilibre précaire. La moindre pichenette est désormais à même de le faire basculer.

Après chaque incident, le régime de Damas dépêche le chef des services de renseignements syriens au Liban, qui convoque les protagonistes et leur intime l'ordre de se réconcilier.

Hariri a été reconduit à la tête du gouvernement, il y a tout juste deux mois, par le président Lahoud. Pourtant, l'inimitié entre les deux hommes, qui s'étale depuis des années sur la place publique, commence aujourd'hui à paralyser le Liban. Le Conseil des ministres peine à se réunir. Et quand il le fait, ses séances se terminent par des échauffourées, des claquements de portes, des insultes déversées par l'intermédiaire des médias entre ministres « pro-Hariri » et « pro-Lahoud » - ce qui ne les empêche pas d'être tous férocement pro-syriens. Et, après chaque incident, le régime de Damas dépêche le chef des services de renseignements syriens au Liban, Rustom Ghazalé, qui convoque les protagonistes et leur intime l'ordre de se réconcilier. Au point que, miracle de la médiation syrienne, un nouveau conseil des ministres est convoqué mardi 17 juin, après deux semaines de report.

La Syrie se prévaut de ce rôle de médiateur entre factions libanaises auprès des gouvernements occidentaux qui, par naïveté ou par cynisme, laissent leurs ambassadeurs exprimer leur satisfecit. Lahoud et Hariri, eux, rongent leur frein : leur cohabitation est programmée pour durer au moins un an encore (jusqu'à la prochaine présidentielle), mais au Liban, chacun se demande dans quelle mesure le pays pourra supporter aussi longtemps la paralysie qui en découle.

Alors, qui peut vouloir la peau de Hariri ? ? vrai dire, la Syrie n'a pas vraiment choisi cet homme, et ce n'est pas de gaîté de c¦ur qu'elle l'impose à son poulain, ?mile Lahoud. Le chef de l'?tat est de longue date pleinement acquis à Damas. Ancien commandant en chef de l'armée, c'est aux Assad, et à eux seuls, qu'il doit sa carrière politique. Il leur en est redevable : depuis son élection à la tête de l'?tat, en 1998, le Liban s'est définitivement arrimé à la Syrie, signant quantité de protocoles de coopération sur tous les plans, aussi bien économique que diplomatique, commercial, militaire ou même culturel. L'opposition a été décapitée, ses médias muselés, et de nouvelles lois interdisent aux Libanais de « porter atteinte » à l'image de la Syrie et de ses gouvernants, sous quelque forme que ce soit, y compris par l'humour.

Rafic Hariri, lui, s'est forgé hors du giron syrien. Homme d'affaires rompu aux coups bas (donnés et reçus), l'homme a réalisé son immense fortune en Arabie Saoudite, dont il détient la nationalité et où il a conservé de très précieux contacts, notamment avec le roi Fahd. C'est d'ailleurs lui qui, en 1992, a exprimé à la Syrie son « souhait » de voir Hariri, jusque-là cantonné à un rôle de médiateur, prendre la tête du gouvernement libanais. Le prince héritier Abdallah , qui détient les manettes du pouvoir depuis l'accident cérébral dont a été victime son royal frère en 1996, a continué de jouer la carte Hariri, d'autant plus volontiers que ce dernier favorise les investissements saoudiens, notamment privés, au Liban. L'entregent de Hariri et son carnet d'adresses lui ont ouvert bien d'autres portes. Son principal protecteur, aujourd'hui, s'appelle? Jacques Chirac. Entre les deux hommes, c'est devenu l'histoire d'une très vieille amitié. Lorsque Hariri passe par Paris où il possède un magnifique pied-à-terre, ils s'isolent pour de longs tête-à-tête dans les salons particuliers de l'?lysée. Leur dernière rencontre remonte au 13 juin, où ils ont passé deux bonnes heures ensemble après qu'Hariri eut fait un voyage officiel au Brésil. Côté français, cette amitié n'est pas sans arrière-pensées, politiques bien sûr (Hariri est l'ultime pièce de l'influence française au Liban), économiques aussi (plusieurs sociétés françaises ont décroché, ces dernières années, d'importants contrats au Liban).

Après ce tête-à-tête, c'est de manière informelle que Rafic Hariri a répondu aux journalistes pour leur confirmer son inquiétude, ainsi que celle de son hôte, quant à la situation à Gaza et en Cisjordanie. Tout cela, a-t-il ajouté, « est dû au comportement du gouvernement d'Ariel Sharon » qui « tente de saboter les efforts de paix dans la région » et « ne semble pas vouloir appliquer la feuille de route américaine ». Interrogé sur la « feuille de route bis », celle qui concerne le Liban et la Syrie, le Premier ministre libanais est resté elliptique : ce projet, a-t-il dit, n'a pas été officiellement présenté à son gouvernement qui, de ce fait, ne peut encore rien en dire. Enfin, affirmant que, pour l'heure, la France n'a pas de « propositions » pour mettre terme à la détérioration de la situation dans la région, Hariri a espéré que les ?tats-Unis exerceront de « véritables pressions » sur Israël. Sur le perron de l'Elysée, il a enfin annoncé son prochain voyage en Arabie Saoudite.

Une manière de faire comprendre à ses détracteurs libanais, et surtout syriens, que, fort du soutien de la France et de l'Arabie Saoudite, il sera très difficile de le limoger ? C'est probable : à l'heure où Washington rafle la mise, reléguant de côté les pôles d'influence traditionnels dans la région, qu'il s'agisse de l'Europe ou des pays arabes, la présence de Hariri est un atout précieux pour Paris et Ryiad. Et, au fond, pour Damas aussi qui s'inquiète d'avoir désormais pour seul interlocuteur les ?tats-Unis, en l'absence du contrepoids européen.

Pour l'heure, il n'est donc pas question, pour Damas, de donner satisfaction au président libanais en l'autorisant à changer de Premier ministre. Mais il n'est pas question non plus de laisser le dit Premier ministre prendre la grosse tête. Hariri doit savoir qu'il est surveillé par le maître syrien. Et que le maître syrien peut l'atteindre quand bon lui semble. Y compris, en plein Beyrouth, un samedi soir. Est-il encore nécessaire de rappeler que, dans la capitale libanaise, par une mouche ne peut voler en échappant à la surveillance des « moukahabarat », les services de renseignements syriens dont les hommes se terrent à tous les coins de rue, déguisés en mendiants ou en vagues colporteurs ?