CÉRÉMONIE
DE CLÔTURE
125ème anniversaire de l'USJ
24 JUIN 2000
Conférence du R.P. Sélim Abou s.j., Recteur de l'Université Saint-Joseph
"L'Université Saint-Joseph,
125 ans après : les défis et l'espoir"
Prononcée le 24 juin 2000
A l'Amphithéâtre Jean Ducruet, Campus des Sciences et Technologies, Mar Roukoz.
Excellences,
Chers Collègues,
Mesdames, Messieurs,
Deux types de discours s'évertuent aujourd'hui à sonner le glas de l'Université. Le
premier parle avec regret du " naufrage de l'Université ", voire de
" la destruction de l'Université ". Il lui reproche de confondre sa
finalité propre, qui est la formation intégrale de l'homme, avec celle de la société,
qui est la réduction de l'homme à la condition de rouage d'un dispositif
techno-économique globalisé. Le second envisage avec complaisance la désertion plus ou
moins prochaine des campus au profit de l'Université virtuelle et de ses réseaux
connectés à l'échelle mondiale par les nouvelles technologies de l'information et de la
communication.
A l'instar des universités que vous représentez, Mesdames et Messieurs les présidents, l'Université Saint-Joseph ne croit pas que l'avènement des nouvelles technologies de l'information et de la communication, si révolutionnaire soit-il, doive nous conduire à une forme d'université virtuelle, elle croit plutôt que ces technologies sont des moyens supplémentaires mis à la disposition de l'université moderne, un peu comme le fut l'imprimerie pour l'université de la fin du Moyen-Age. L'université est appelée à intégrer technologies et réseaux dans sa stratégie pédagogique et dans la perspective d'un humanisme rénové plus que jamais marqué par la dimension critique.
Comme les universités que vous représentez, l'Université Saint-Joseph veut demeurer un pôle d'excellence, un haut-lieu de culture, un espace de liberté. Mais ce triple objectif - inhérent au dessein de la formation intégrale de l'étudiant - se heurte au Liban à des difficultés particulières dues au contexte dans lequel s'insère l'institution. Il s'agit en somme, pour l'Université Saint-Joseph, d'être un pôle d'excellence au sein ou en marge d'un système universitaire national pléthorique et incohérent. Il s'agit ensuite, pour elle, de rester un haut-lieu de culture dans une nation pluricommunautaire non dépourvue d'idéologies radicales, d'essence religieuse ou politique. Il s'agit enfin, pour elle, de demeurer un espace de liberté dans un Etat sous tutelle où, derrière le paravent d'une démocratie exsangue, se donnent libre cours diverses formes de répression de la liberté d'expression.
Un pôle d'excellence
Bien que la formule " pôle d'excellence " dans son usage actuel soit relativement récente, la réalité qu'elle désigne n'a pas d'âge. Dès sa fondation en 1875, l'Université Saint-Joseph s'est efforcée de veiller à la qualité de ses programmes et de son enseignement, qui étaient d'ailleurs supervisés et sanctionnés par l'Université française. Elle n'avait alors d'émule que l'Université Américaine de Beyrouth, née neuf ans avant elle. Durant trois quarts de siècle, la formation universitaire au Liban n'était dispensée que par ces deux universités, l'une anglophone, l'autre francophone. A l'origine, la première dépendait d'une mission protestante, la seconde d'une mission catholique. Au cours du temps, les deux se sont sécularisées, mais le processus de sécularisation fut la conséquence et non la cause de leur vocation fédératrice, c'est-à-dire intercommunautaire. La troisième université fédératrice fut l'université publique, créée en 1951, mais elle n'a pas encore complètement réussi à colmater la scission géographique à base confessionnelle survenue durant la guerre, entre 1975 et 1990.
Deux universités privées voient le jour en 1960 et 1961, la première à recrutement presque exclusivement musulman, la seconde à recrutement essentiellement chrétien. Entre 1987 et 1999, en l'espace d'une décennie, deux collèges universitaires privés obtiennent le titre d'universités et sept nouveaux établissements, portant le titre officiel d'universités privées, ouvrent leurs portes. A une exception près, toutes ces nouvelles universités appartiennent à des communautés religieuses et sont, de ce fait, confessionnellement marquées. Ce n'est pas tant le souci de la complémentarité qui a présidé à leur fondation que celui de l'affirmation identitaire des communautés correspondantes. Il est clair que cette prolifération des universités, par ailleurs marquée par une grande disparité des niveaux académiques, ne répond adéquatement ni à la démocratisation de l'enseignement supérieur, ni aux besoins du marché de l'emploi. Il est pour le moins irrationnel qu'au moment où les écoles d'ingénieurs et les facultés de médecine les plus anciennes s'obligent à limiter par concours le nombre des candidats admissibles pour éviter de produire de futurs chômeurs, surgissent tout à coup dans le pays une dizaine de nouvelles écoles d'ingénieurs et s'apprêtent à voir le jour plusieurs facultés de médecine.
C'est dans ce contexte que l'Université Saint-Joseph s'efforce aujourd'hui de demeurer un pôle d'excellence, reconnu comme tel en Orient et en Occident. Quelque soixante conventions de coopération avec des universités, des facultés, des grandes écoles, des instituts et des laboratoires français ou francophones lui permettent de rester à jour et d'être à la pointe de la modernité. Et c'est probablement en raison de son partenariat privilégié avec le monde universitaire occidental que l'Université Saint-Joseph est de plus en plus sollicitée, pour des prestations périodiques, par des universités du Proche-Orient arabe et reçoit des étudiants issus des pays de la région. Il reste à dire que ce qui facilite l'action de l'Université sur ces deux fronts et stimule son aptitude à la coopération multilatérale, c'est la souplesse de ses structures. A la décentralisation géographique de l'Institution - qui compte quatre campus et trois centres régionaux - correspond une large décentralisation décisionnelle, puisque l'instance suprême qui administre l'Université - le Conseil de l'Université - est reproduite au niveau de chaque entité. Chaque faculté, chaque école, chaque institut, est doté d'un Conseil présidé par son doyen ou son directeur et directement responsable de sa gestion académique, administrative et financière. C'est seulement en ultime instance que ses décisions sont soumises à l'approbation du Conseil de l'Université.
Il reste que pour notre université comme pour les vôtres, le concept d'excellence, apparemment limpide, occulte en réalité deux problèmes majeurs. Le premier est d'ordre pédagogique ; Qu'est-ce aujourd'hui que l'excellence dans la transmission des connaissances ? Les nouvelles technologies de l'information et de la communication introduisent une double dichotomie dans ces cadres universels de la connaissance que sont l'espace et le temps, quelle que soit l'interprétation que la philosophie donne de ces notions. En effet, la maîtrise instantanée de l'espace par l'Internet signifie d'abord l'implosion du temps, plus exactement l'implosion de la durée dans l'acquisition de l'information, alors que la durée demeure la condition nécessaire de l'assimilation de l'information et de la synthèse personnelle des connaissances. Elle signifie ensuite la déterritorialisation de l'espace dans la diffusion de l'information, alors que la synthèse personnelle des connaissances implique la contextualisation de l'expérience cognitive. Force est donc de reconnaître que l'instantanéité de l'information ne supprime pas la temporalité de la formation et que la déterritorialisation de l'espace n'exclut pas la nécessaire insertion de la formation dans un espace socio-culturel déterminé.
Cette révolution épistémologique exige le passage d'une pédagogie centrée sur les contenus à une pédagogie centrée sur l'apprenant. L'exposé magistral des contenus n'est plus qu'une activité parmi d'autres. L'enseignant est logiquement appelé à devenir aussi un médiateur entre la médiatisation de l'information et l'activité de l'apprenant, grâce à des combinaisons variables, à définir dans chaque cas, entre le tutorat individuel et l'animation de groupe. Et ni le tutorat à distance, ni l'interactivité ne sauraient dispenser de la relation pédagogique vivante entre maître et disciple. Peut-être faut-il donner raison à cet auteur d'un article intitulé " Nouvelles technologies et formation ", qui se livre à la prédiction suivante : " Quand la technologie aura atteint sa maturité, et à condition que la médiation humaine qui doit l'accompagner en fasse autant, on peut tout de même prévoir que formation à distance et formation en présence se fondront en un " hybride " qui préfigurera la forme future de l'éducation tout entière ". Quoi qu'il en soit, ce qui me paraît aujourd'hui souhaitable, c'est de ne pas se contenter de subir le changement et de s'y ajuster au jour le jour, mais de mettre à profit les ressources pédagogiques de nos universités pour réfléchir à des stratégies d'adaptation à l'innovation et en prévoir les modalités d'application, de sorte que, pour nos étudiants, l'avenir demeure le temps des promesses et du libre choix et ne se convertisse pas en un futur aveugle régi par on ne sait quelle fatalité.
Le second problème que pose le concept d'excellence est d'ordre institutionnel. De plus en plus aujourd'hui, l'excellence tend à être mesurée à l'aune exclusive de l'efficacité, et l'efficacité au degré d'adaptation de l'enseignement et de la recherche universitaires à la demande de la société. Il en résulte que l'enseignement vise à fournir à l'étudiant les connaissances qui seront immédiatement mises en pratique dans l'exercice de sa profession et l'habiliteront à devenir un rouage efficace dans le dispositif techno-économique de la société, à l'exclusion des connaissances non utilitaires susceptibles de contribuer au développement intégral de ses potentialités et de lui ouvrir un vaste champ de possibilités. Par voie de conséquence, il n'y a pratiquement plus de place que pour la recherche appliquée, le plus souvent commanditée par des entreprises, tandis que dépérissent la recherche fondamentale, la réflexion théorique et l'idéal de l'intégration des diverses connaissances disciplinaires en vue d'une vision synthétique de l'homme et du monde. Productrice d'agents opérationnels et de recherches ponctuelles, l'Université, si performante soit-elle, court le risque de n'être plus qu'une entreprise parmi d'autres. Comme le dit un sociologue, dans une telle perspective, " l'Université n'est plus qu'un catalyseur parmi les autres, un accélérateur parmi les autres, un multiplicateur parmi les autres, un lieu de transition et de transaction parmi les autres ; elle est à la tâche sur tous les fronts et tous les fronts la pénètrent et la mobilisent ; elle est un tourbillon dans les tourbillons, elle n'est même pas l'il du cyclone ".
Il ne s'agit pas - on l'aura compris - de nier que le souci le plus immédiat de toute université est de se mettre à l'écoute de la société au sein de laquelle elle est implantée, d'adapter - autant que nécessaire - ses enseignements et ses recherches aux demandes diversifiées des entreprises et des organismes qui structurent cette société et d'assurer ainsi à ses diplômés des débouchés professionnels sur le marché du travail. Mais cet objectif n'épuise pas sa finalité. L'université n'est pas seulement une entreprise axée sur les moyens de son propre développement, elle est aussi et surtout une institution dotée d'une finalité spécifique à laquelle elle se doit d'être fidèle. Elle n'est pas seulement un élément moteur du fonctionnement de la société, elle est aussi et surtout le lieu d'un jugement de valeur sur l'état de la société. En d'autres termes, elle a pour fin d'exercer sur la société une fonction critique et normative régie par l'idée régulatrice de l'humanité de l'homme. Dans cette perspective, elle doit aider l'étudiant à acquérir une capacité de synthèse qui lui permette de se situer personnellement dans ce monde marqué par l'explosion scientifique et technique, la fragmentation des sciences et des disciplines, la mondialisation de l'information. Elle doit l'exercer à la compréhension des visées respectives des différentes branches du savoir et de leurs contributions, partielles et complémentaires, à la connaissance de la condition humaine. Elle doit le conduire enfin à cette évidence que si les sciences, dans leur diversité et leur ensemble, convergent vers une connaissance croissante des conditions de la vie humaine, elles ne disent et ne diront jamais rien ni sur le sens de la vie, ni sur le destin de l'homme Conduire l'étudiant jusqu'à ce stade, c'est l'éveiller à la nécessité de donner un sens à sa vie professionnelle et personnelle et d'agir en conséquence, c'est équivalemment lui révéler les dimensions de sa liberté et l'étendue de sa responsabilité. Cette tâche, l'Université ne peut s'en acquitter correctement que si elle garde une marge essentielle par rapport aux sollicitations de la société.
Une université fidèle à sa mission peut difficilement dissocier l'excellence académique de l'excellence humaine. Du point de vue académique, l'Université Saint-Joseph s'efforce de réaliser des objectifs qui ont toujours été les siens, mais dont elle n'avait pas les moyens du fait de la guerre et de ses séquelles. Je cite, pour mémoire, la mise en place, dans les douze facultés et les dix-huit instituts et écoles qui constituent l'Université, de formations de troisième cycle -DEA ou DESS- qui manquaient jusqu'ici ; l'invention de formations plus légères -DU- destinées à fournir à des spécialistes une compétence supplémentaire dans leur domaine ; la promotion de la co-tutelle de thèses en partenariat avec des universités françaises ; l'extension de la formation continue à l'usage des professionnels en cours d'emploi ; la fondation de nouvelles facultés et de nouveaux instituts ; la création et l'équipement de laboratoires ou centres de recherche dans divers champs disciplinaires, la mise en réseau informatique des institutions et des bibliothèques. S'y ajoutent un certain nombre de projets résolument tournés vers l'avenir, tels que la mise en chantier d'un parc technologique en partenariat avec Sophia Antipolis, la participation au programme Téthys de l'Université euro-méditerranéenne sans mur, la candidature à la création d'une Chaire Jean Monnet en intégration européenne : toutes initiatives qui fournissent à l'étudiant une certaine polyvalence susceptible de faciliter son insertion socio-professionnelle, et son ouverture au monde.
Du point de vue de l'excellence humaine, l'Université tente aujourd'hui plus que jamais, de mettre en application les dispositions de sa Charte qui explicitent les principes d'une formation humaniste attentive à toutes les dimensions de la personne. C'est là un défi de tous les jours où, paradoxalement, l'idéal semble s'éloigner au fur et à mesure qu'on s'en approche. Je profite de la présence des doyens, des directeurs, des administrateurs, et des enseignants pour les inviter à humaniser sans relâche leurs rapports avec les étudiants. Il est temps de comprendre et de faire comprendre que l'étudiant est " l'acteur " de sa propre formation, et que les éducateurs sont là pour le guider. Un comportement hautain ou paternaliste, distant et condescendant, ne devrait pas avoir de place à l'Université Saint-Joseph. Se mettre à l'écoute des étudiants en tenant compte de la différence de sensibilité qui caractérise leur génération, leur manifester dans la vie quotidienne le respect qui leur est dû, encourager leurs initiatives et susciter leur créativité, mais aussi les exercer à l'art de la discussion et à l'éthique du débat : cela exige, dans nombre de cas, un changement de mentalité et, dans tous les cas, une vigilance sans cesse en éveil.
Un haut-lieu de culture
Une université ne peut constituer un pôle d'excellence si elle n'est pas en même temps un haut-lieu de culture. Mais il convient dès l'abord de lever l'ambiguïté qui affecte le concept de culture. Qu'elles aient trait aux connaissances ou aux valeurs, les idées diffusées par l'université ne représentent qu'un secteur - privilégié mais limité - de la culture d'un peuple. Celle-ci se laisse définir par l'ensemble des modèles de comportement, de pensée et de sensibilité qui caractérisent la manière de vivre des gens dans leur rapport à la nature, à la société, au monde de l'esprit. L'excellence de la culture universitaire se mesure à l'impact qu'elle exerce sur la culture globale de la population. Le savoir, le savoir-faire et le savoir-être acquis à l'université sont comme un ferment voué à transformer le mode de vie de la population, en acheminant les modèles qui le sous-tendent vers plus de rationalité.
En ce qui nous concerne, la question est de savoir quel type d'influence l'Université Saint-Joseph cherche à exercer sur la culture libanaise. Mais d'abord qu'est-ce que la culture d'une nation composée de dix-sept communautés ayant chacune une histoire particulière et un héritage culturel spécifique ? La réponse - dont l'énoncé est simple mais la teneur complexe - consiste à dire que la culture libanaise est constituée des modèles de vie communs sécrétés par la coexistence multiséculaire des communautés et l'interaction constante de leurs traditions culturelles. Il reste que la culture n'est pas séparable de la société qui la vit et que les modèles communs à toute la population sont corrélatifs des domaines d'activité où tous les citoyens sont égaux, jouissant des mêmes droits et s'acquittant des mêmes obligations. Ainsi dans la vie socio-économique et professionnelle, régie par des lois applicables à tous dans les mêmes termes, rien ou presque rien ne distingue la manière d'agir, de penser et de sentir d'un chrétien - qu'il soit maronite, orthodoxe, melkite ou autre - de celle d'un musulman - qu'il soit sunnite, chiite ou druze
Il n'en va pas de même dans le domaine de la vie familiale, régi par une vingtaine de statuts personnels différents, les uns relevant en partie de la loi civile et en partie des lois ecclésiastiques, les autres des variantes du droit musulman. Ces statuts sanctionnent et perpétuent des divergences significatives entre chrétiens et musulmans, quant à certains modèles culturels majeurs tels que les rapports entre la religion et l'Etat, la liberté religieuse, le statut de la femme, l'autonomie de l'individu, le sens de l'histoire, etc. L'Université a pour tâche de promouvoir la connaissance et le respect mutuel de ces différences, mais aussi d'acclimater, voire d'enraciner, dans tous les milieux qu'elle peut atteindre, les idées de liberté et d'égalité, en sachant que si les lois sont rigides, les murs évoluent et peuvent, à terme, modifier les lois.
Le biculturalisme de base, déterminé par l'interaction des traditions islamiques et des traditions chrétiennes, se mue en pluriculturalisme dès que l'on considère les différences propres à chacune des dix-sept communautés. De cette double face du phénomène résultent, dans la vie nationale, deux courants de pensée également conjonctifs, l'un axé sur le dialogue islamo-chrétien, l'autre sur la défense et l'illustration de la diversité culturelle. Le premier se manifeste dans des rencontres et des séminaires, dont certains, organisés par les universités, se fondent habituellement sur des études et des recherches sérieuses, et d'autres, promus par des associations religieuses ou laïques, demeurent le plus souvent tributaires du discours politique. Le second courant de pensée s'exprime dans des congrès internationaux ou des écrits divers : le thème de la diversité ethno- culturelle d'origine communautaire s'y trouve surdéterminé par celui des cultures véhiculées par les langues occidentales en usage au Liban dans leur conjonction avec la langue et la culture arabes.
A ces deux courants s'opposent deux idéologies disjonctives. Face au dialogue islamo-chrétien, qui traite les deux traditions culturelles sur un pied d'égalité, se dressent, d'une part le discours intégriste, sunnite ou chiite, qui prône la supériorité absolue de son credo, assortie d'un degré variable de tolérance obligée vis-à-vis des non musulmans ; d'autre part un discours chrétien qui doute de la possibilité d'un dialogue islamo-chrétien authentique et se réfugie dans un attentisme ombrageux, sinon méprisant. A l'éloge de la diversité culturelle s'oppose un discours utopique, qui établit un rapport d'identité entre la langue et le patrimoine culturel censé fonder la " nation arabe ". Mais l'idéologie intégriste et les mouvements organisés qu'elle anime restent jusqu'ici un phénomène limité et apparemment conjoncturel, dont nul ne sait si, à terme, il est voué à se développer ou au contraire à dépérir. Quant au contre-discours chrétien, sceptique et ombrageux, il ne caractérise qu'une infime minorité de groupes ou d'individus. Il reste le rejet de la diversité culturelle : il contredit tellement la réalité historique et sociologique du Liban, qu'il fait figure d'une phraséologie creuse, même quand il est réanimé par ceux qui croient y trouver une légitimation culturelle de leur domination politique sur ce pays .
Le Liban demeure donc essentiellement le pays de la coexistence islamo-chrétienne et du pluralisme culturel. De là à l'ériger en un modèle pour le monde, il n'y a apparemment qu'un pas que le discours officiel, qui ne craint pas l'inflation du langage, franchit allègrement. Un modèle, le Liban a vocation à l'être, mais il ne le sera que s'il réussit à transformer la coexistence en véritable convivialité Cela suppose d'une part l'instauration d'une entente politique inébranlable, capable de déjouer les tentatives de division et les manipulations multiformes auxquelles se livrent à son encontre les puissances régionales ; cela suppose ensuite la prise en charge de la diversité culturelle comme un ensemble de déterminations constitutives d'une culture nationale plurielle assumée comme telle. L'unité nationale à travers et au-delà des identités communautaires, la culture nationale à travers et au-delà des différences ethno-culturelles, ce sont là des paradoxes qui ne livrent leur sens plénier qu'à la lumière des principes de l'humanisme critique fondé sur la dialectique de l'universel et du particulier. C'est à définir et à diffuser ces principes que s'attache l'Université Saint-Joseph, dans ses prises de position publiques, orales ou écrites, et surtout dans la pratique quotidienne de sa tâche éducative.
Est-il besoin de dire que, pour l'Université Saint-Joseph, la source privilégiée de cet humanisme est la culture véhiculée par la langue française ? Mais on ne peut aujourd'hui parler de la francophonie libanaise sans s'entendre objecter l'expansion de l'anglais, dont on infère aussitôt un recul du français dans le pays. Or s'il est vrai que, ici comme ailleurs, l'anglais tend à devenir la langue dominante dans le monde des affaires, le français reste la langue de formation et de culture dans 80% des écoles et, au niveau universitaire, la tendance est au trilinguisme. L'anthologie critique de la littérature francophone du Machreq, qui vient de paraître aux Presses de l'Université Saint-Joseph, montre à quelle profondeur s'enracinent la langue et la culture françaises chez les Libanais de toutes communautés. A cet égard, il est temps de dissiper un vieux préjugé selon lequel la francophonie est le privilège des chrétiens. Elle le fut peut-être, elle ne l'est plus. Sur le plan scolaire, elle s'est étendue à des régions et à des communautés qui lui étaient ou indifférentes ou hostiles. Sur le plan politique, elle est reconnue comme un fait national : ce n'est pas un chef d'Etat maronite, mais un premier ministre sunnite qui déclarait en 1997, au Sommet de Hanoï : " En ce qui concerne ( ) le Liban, sa vocation francophone s'est affirmée bien avant que ne s'organisent les instances de la francophonie. Le Liban ( ) a joué un rôle phare dans le rayonnement du français. Fier de sa culture arabe et de son héritage méditerranéen, il perçoit la francophonie comme mode de vie et de pensée" ". Ce n'est pas un haut-fonctionnaire chrétien, mais un ministre druze qui déclarait un an plus tard : " Nous avons appris à maîtriser un véritable trilinguisme. Nous l'avons réussi spontanément ( ) le répartissant entre l'utile ( ), à savoir l'anglais, l'excellence ( ), à savoir le français et tout naturellement le fondamental sur le plan de l'identité culturelle nationale, l'arabe ".
En tentant une comparaison différentielle entre les fonctions respectives des deux langues internationales, il m'est arrivé, il y a deux ans, dans le cadre d'un colloque organisé à Beyrouth par l'Agence Universitaire de la Francophonie, d'affirmer, au mécontentement de certains milieux anglophones, que l'anglais ou plus précisément l'anglo-américain se posait comme la langue du global et le français comme la langue de l'universel. Je ne parlais évidemment pas des langues en elles-mêmes, mais des stratégies qui président à leur expansion dans le monde. En ce qui concerne l'anglo-américain, je me référais en particulier au rôle que lui assignent les théoriciens de la globalisation, soucieux de voir s'instaurer une homogénéisation culturelle favorable à la diffusion mondiale des produits de consommation standardisés, soucieux, en d'autres termes, de créer un style de vie global (a single global lifestyle), pour susciter des communautés de consommation (consumption communities) et reculer à l'infini les limites du marché global (global marketplace). Or ces théoriciens considèrent que " le facteur le plus important de l'accélération du développement d'un style de vie global unique reste la langue anglaise, qui s'est imposée comme langue universelle ". Il est évident qu'une telle vision des choses porte atteinte à l'identité du citoyen, devenu essentiellement un consommateur et, par le fait même, à son identité d'homme spécifiée par la raison et la liberté. En effet la liberté n'est plus ici cette instance critique qui, au nom des valeurs universelles, exerce son discernement au sein de la société politique ; elle est réduite à la fonction du libre-arbitre et de ses choix fortement conditionnés. De même la raison n'est plus la faculté de l'inconditionné et de l'autodépassement ; elle est limitée à la fonction calculatrice de l'entendement. Telles me semblaient être les valeurs promues par l'anglo-américain en tant qu'agent de la globalisation.
Quant au français, permettez-moi de citer littéralement ce que j'en disais lors du colloque précité : " Le français se pose et se propose comme la langue de l'universel. Et d'abord de l'universel abstrait, c'est-à-dire de l'homme abstrait, de l'idée d'homme en général, de l'homme sans détermination. C'est cette idée qui fut au fondement de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, c'est cette idée qui est à la base de l'humanisme critique que la pensée française a porté à un degré éminent. Mais le français veut être aussi la langue de l'universel concret, c'est-à-dire non seulement de l'homme en général, mais de toutes les manières, réelles et possibles, d'être homme. Les manières d'être homme, ce sont les styles de vie ou équivalemment les cultures dans toute l'étendue de leur diversité. C'est pourquoi, de par son histoire et sa vocation, la langue française est ouverte aux différences et, lorsqu'elle entre en contact avec d'autres langues, elle tend à les promouvoir et à féconder les cultures correspondantes " en les incitant à " expliciter les valeurs universelles que, sous des formes diversifiées, elles portent en elles ". Voilà, Mesdames et Messieurs, ce que je déclarais en avril 1998. Je n'ai pas changé d'opinion. Mais c'est l'opinion d'un recteur qui, avec l'accord de son Conseil, a instauré, dans toutes les institutions de l'Université, l'enseignement obligatoire de l'anglais, comme langue courante - lue, écrite, comprise, parlée - et en fin de parcours comme langue de spécialité, sous la supervision de Georgetown University.
Un espace de
liberté
Nos étudiants seront sans doute de bons trilingues, mais c'est la francophonie qui aura
marqué leur personnalité profonde, car c'est l'humanisme critique véhiculé par la
culture française qui préside à leur formation. La tâche de l'Université, en effet,
ne se résume pas à former de bons professionnels, mais aussi et surtout des hommes et
des femmes accomplis, c'est-à-dire des êtres raisonnables et libres capables de penser,
et de penser par eux-mêmes. Aussi l'Université Saint-Joseph s'efforce-t-elle, contre
vents et marées, de rester un espace de liberté où l'étudiant puisse développer son
sens du discernement et exercer son jugement critique sur lui-même et sur la société
politique dans laquelle il vit. La critique est intérieure à la société démocratique:
elle a pour fonction de mesurer l'écart existant entre les libertés dont jouissent
effectivement les citoyens et l'idée de liberté inhérente à leur conscience
rationnelle, d'exiger la réduction constante de cet écart, c'est-à-dire de réclamer
une conformité toujours plus grande de la réalité politique à l'idée démocratique.
Mais lorsque la démocratie agonise, la critique se dresse face à l'Etat et se traduit par le refus. Il serait trop long de dénombrer ici les multiples opérations, manifestes ou clandestines, qui minent la démocratie au Liban. Malgré l'autocensure obligée, la presse en fait état tous les jours, directement ou indirectement. Il suffit de s'en tenir aux faits les plus massifs - la manipulation répétée des élections législatives, les naturalisations dictées par des intérêts clientélistes, la répression multiforme de la liberté d'expression, les arrestations arbitraires et les manoeuvres d'intimidation - il suffit de s'en tenir à ces faits, auxquels s'ajoutent aujourd'hui le blocage de la reconstruction et l'étranglement de l'économie, pour comprendre l'étendue de la frustration des étudiants. " Ce pays n'est plus le nôtre ", répètent-ils à l'envi en exprimant le désir d'émigrer vers un pays où ils puissent vivre dignement. Dans leur discours," ce pays n'est plus le nôtre ", signifie que le déclin de la démocratie et les exactions qui l'accompagnent sont le fait de l'Etat de tutelle qui a confisqué à son profit la décision libanaise dans tous les domaines de la vie publique, avec l'assentiment ou la résignation d'une classe politique totalement soumise, hormis quelques exceptions individuelles. A la frustration des étudiants se mêle l'amertume des professeurs qui se demandent quel avenir ce pays occupé et exploité réserve à leurs enfants.
Les étudiants s'emploient souvent à disséquer les mécanismes du processus de domination qui a abouti à la satellisation du Liban et celui de son intériorisation par la classe politique libanaise. Il n'y a pas lieu ici de rapporter leurs propos indignés sur les tactiques machiavéliques qui ont jalonné les étapes de l'asservissement du Liban depuis le début de la guerre. Celles-ci se rangent sous les principes généraux qui président à toute stratégie de domination et qui, somme toute, sont simples et vieux comme le monde. Mieux que les politologues, les philosophes, grâce à leur capacité de synthèse, excellent à les résumer en quelques maximes. Dans son Essai sur la paix perpétuelle, Kant les énonce dans ces termes:
Première maxime: " Agis d'abord et justifie-toi ensuite ".- Saisis l'occasion favorable de prendre arbitrairement possession (d'un droit de l'Etat (...) sur un peuple voisin); après l'action, la justification pourra se faire avec bien plus de facilité et d'élégance et il sera plus aisé de camoufler la violence (...) que si l'on voulait chercher d'abord des raisons convaincantes et écarter les objections. Cette hardiesse même donne une certaine apparence de conviction intérieure quant à la légitimité de l'action, et le dieu du succès, bonus eventus, est ensuite le meilleur avocat.
Deuxième maxime: " Ce que tu as fait, nie-le ". Si tu as conquis un peuple voisin, rejette la faute sur la nature de l'homme qui, s'il ne prévient pas son prochain par la force, peut certainement compter que celui-ci le devancera et portera atteinte à ce qui lui appartient.
Troisième maxime: " Divise pour régner ". S'il y a dans (le) peuple certains chefs privilégiés (...), divise-les entre eux et brouille-les avec le peuple.
" Personne, ajoute Kant, n'est plus la dupe de ces maximes, car elles sont (...) universellement connues; il n'y a donc plus lieu d'en rougir, comme si l'injustice en était trop éclatante. " Peut-être faut-il ajouter une quatrième maxime: " Si tu veux perpétuer ta domination sur le peuple assujetti¸ montre qu'il est incapable de se gouverner lui-même en suscitant périodiquement des conflits en son sein et en éteignant chaque fois le feu que tu auras toi-même allumé ".
Quant à
l'intériorisation de la domination étrangère par la classe politique libanaise, elle se
veut parfois stratégique. Le discours est alors le suivant: " Ce n'est
pas nous qui avons fait entrer au Liban l'armée étrangère et ses Services de
renseignement; ce n'est pas nous qui les ferons sortir. En attendant, nous ne pouvons pas
nous croiser les bras; il faut reconstruire le pays ". Mais le plus souvent,
cette intériorisation est pathologique. Elle tient soit d'un opportunisme
vulgaire, soit d'une lâcheté ordinaire, soit encore d'une peur panique, soit enfin d'une
paresse mentale qui préfère le poids d'une tutelle étrangère à l'effort de réflexion
nécessaire pour réviser la Constitution, oeuvrer à l'entente nationale et restaurer la
république. Dans tous ces cas, les slogans tiennent lieu de pensée et les tabous de
lois. Ainsi par exemple, moyennant un jeu de mots en langue arabe, l'unité du chemin dans
le processus de paix (al-masâr) devient l'unité de destin des deux pays (al
masîr). Un autre exemple: le discours officiel ne connaît qu'un spoliateur, Israël,
tandis qu'il glorifie à temps et à contretemps " l'amitié "
libano-syrienne. Mais si des étudiants distribuent des tracts demandant le retrait des
troupes syriennes après celui de l'armée israélienne, ils sont arrêtés, conduits au
poste, molestés et sommés de s'engager par écrit à " ne plus se mêler de
politique ", quand ils ne sont pas, comme ce fut le cas récemment, déférés
au tribunal militaire et condamnés à des peines de prison. Un troisième exemple :
comme si le slogan " Les Libanais et les Syriens sont un seul peuple da
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