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Michel Aoun, ancien chef du Cabinet militaire
«La classe politique est pourrie»
Dans sa résidence parisienne, le général
Michel Aoun demeure attaché aux idées qu'il défendait il y a douze ans, à Baabda. Les
années, les changements régionaux, internationaux et surtout locaux ne semblent pas
affecter l'ancien chef du gouvernement intérimaire, ni même son style de travail. Au
pouvoir, comme dans l'opposition, il préfère rester seul aux commandes du bateau.
Interview.
Pensez-vous que l'entente nationale passe nécessairement par la
stabilisation de la situation au Liban, ou est-ce la stabilisation qui mène à l'union
nationale?
Il faut nécessairement une entente
nationale pour sauver le pays, et cette entente entraîne l'union. Autrement, les Libanais
resteront individualistes et aucune force intérieure ou extérieure ne pourra les sauver.
Le Liban souffre de la désunion et du manque de solidarité. C'est pourquoi, si les
Libanais veulent sauver leur pays, ils devront d'abord s'entendre sur les constantes
nationales. Cependant, un autre problème s'impose, et il n'est pas propre au Liban, mais
il existe dans tous les pays du Tiers-Monde, musulmans ou non musulmans, à savoir
l'absence de la liberté d'expression. Les pays privés de liberté ne peuvent pas
évoluer positivement, l'évolution ne pouvant se faire que là où se côtoient des
idées divergentes. Les autocraties religieuses, comme les dictatures, empêchent le droit
à la différence et imposent la pensée unique.
Une bonne partie des Libanais, chrétiens et musulmans, approuve l'accord
de Taëf. Pourquoi n'y adhérez-vous pas, d'autant que vous n'étiez pas opposé à la
plupart des réformes constitutionnelles qu'il a apportées? Cet accord ne pourrait-il pas
servir de plate-forme à un rapprochement avec les autres opposants qui se méfient de vos
refus catégoriques?
Je n'accorde pas beaucoup
d'importance à ces gens, bien que certains d'entre eux soient bien placés sur
l'échiquier politique, car ce sont des ignares. Ils ne veulent pas lire, ils écoutent ce
que leur disent les ennemis du Liban. Dès la première semaine, j'ai fait comprendre à
tout le monde que je n'avais rien contre les réformes constitutionnelles mais que ce qui
m'importe, c'est la souveraineté que le Liban va perdre parce que la Syrie ne respectera
pas l'accord. Douze ans après, tous ont réalisé que la Syrie n'a pas respecté l'accord
et ils s'obstinent à dire que j'ai refusé Taëf. Je me suis engagé par écrit auprès
de l'ancien président français François Mitterrand à accepter Taëf si des garanties
d'exécution de l'accord étaient données. Je savais que la Syrie ne le respecterait pas
et l'interpréterait à sa façon. Donc, ceux qui disent que je ne reconnais pas Taëf ne
savent pas de quoi ils parlent. Ils répètent ce qu'ils avaient entendu sur les ondes des
radios ennemies. Cependant, la souveraineté et l'indépendance sont des constantes qui
priment.
Pourquoi n'annoncez-vous pas votre acceptation de Taëf à l'exception de
la clause concernant la Syrie pour contribuer ensuite à la formation d'un cadre unifié
pour l'opposition?
Non, non, je ne ferai jamais des
promesses qui vont à l'encontre de la Constitution. Ou je suis assez crédible, ou je ne
le suis pas. Ce que je propose aux gens, c'est de travailler ensemble pour sauver le pays
du désastre économique et politique. Malgré la famine qui menace le peuple, on continue
à dire: il n'a pas reconnu Taëf. Taëf est un texte pourri. Pourquoi accepter la
pourriture? Je me fiche de la classe politique, je ne brigue pas le pouvoir. Je veux une
réforme.
Quelle procédure suggérez-vous pour la réforme dont vous parlez?
Le premier point, c'est la
décision libre. Le deuxième, un plan pour le redressement économique.
Qui se chargera de son exécution?
Le gouvernement. Mais il faut
d'abord récupérer la libre décision. L'expérience de douze ans suffit pour qu'ils
comprennent qu'ils doivent changer. Même la mauvaise Chambre actuelle peut procéder à
un changement.
Accepterez-vous un tel changement?
Je l'accepte. Je ne peux pas les
empêcher de réformer. Ce que je n'accepterais pas, c'est que le Liban soit sous la
domination syrienne. Ce qu'il nous faut, c'est la formation d'un Cabinet comprenant toutes
les tendances libanaises et que des élections législatives soient faites sous l'égide
des Nations unies. On pourra ensuite former un gouvernement selon la Constitution
actuelle.
Vu les données actuelles, comment le Liban sortira-t-il de l'impasse?
Les changements dans la politique
américaine pourraient engendrer aussi un changement au Liban. Cela ne peut se traduire
sans une volonté intérieure, la plus large possible. Il faut que tout le monde soit
réuni autour de cette volonté de changement.
Mais les protagonistes au Liban croient que Taëf constitue la plate-forme
adéquate, et même des opposants vous invitent à les y rejoindre.
Ce sont des égocentriques qui ne
veulent pas reconnaître leur faute. Ce serait très grave de collaborer avec eux.
Comment peut-on réorganiser l'opposition pour la rendre efficace?
J'ai perdu ce que j'ai perdu, je
paye toujours pour ma cause et je suis prêt à payer davantage, mais je ne suis pas prêt
à reculer pour plaire à certains politiciens. Ceux qui se disent opposants sont dans une
coalition avec la Syrie ou soumis à la décision syrienne. Même les membres de Kornet
Chehwan ne sont pas libres.
Avec qui vous entendez-vous parmi les opposants?
Avec tous et avec personne. La
classe politique actuelle est pourrie. J'attends et je mise sur la nouvelle génération.
Il n'y a pas d'opposants. J'avais tendu la main, à plusieurs reprises, à tous à travers
une lettre ouverte en me déclarant prêt à coopérer avec tout le monde. Personne n'a
répondu parce que personne n'a le courage de le faire. Ce sont des gens qui passent par
Paris et qui parlent du courant aouniste au Liban mais n'osent pas me téléphoner. Ils
sont hypothéqués et manquent de courage.
Pourquoi les différentes tentatives d'encadrer l'opposition ont-elles
échoué?
J'ai découvert que certaines
parties sont opportunistes. Elles se placent avec nous et marchandent ailleurs. Donc, nous
n'avons pas pu faire un front avec elles. Ce que je reproche à tous à Beyrouth, c'est de
se regrouper pour jouer un rôle. Ceux qui sont dans l'opposition actuellement ne
cherchent qu'à briguer un ministère. Il y a deux sortes d'opposition: l'opposition
résistante, qui est la nôtre, et l'opposition politique, qui fait partie du système,
comme si le pays vivait dans des conditions normales.
Vous faites ainsi cavalier seul.
J'y suis obligé, et ce n'est pas
parce que j'aime faire cavalier seul. Ceux qui vous trahissent en cours de route
prétendent que vous faites cavalier seul. Cela n'est pas vrai, ce sont eux qui sont
lâches. D'ailleurs, je ne suis pas seul, tous les citoyens m'appuient. Quand je passe à
la télévision, plus de 90% du peuple libanais m'écoute, même s'ils ne sont pas tous
mes partisans. J'intéresse 90% du peuple libanais.
Les opposants vous accusent de vouloir monopoliser l'opposition.
Ce sont des gens qui ne respectent
pas leurs engagements. C'est tout. Ils disent que je dois reconnaître Taëf mais comment
est-ce que je peux me taire sur la «syrianisation» du pays et sur l'établissement d'un
régime dictatorial?
Vous avez critiqué le président Amine Gemayel. La solidarité entre
opposants n'est-elle pas requise?
Quand on ne s'entend pas sur
l'essentiel, on s'en fiche des détails. Tout le Liban est soumis à un régime de
nomination, à commencer par les plus hauts responsables au plus petit fonctionnaire. Je
trouve inutile d'accuser M. Pakradouni d'être soutenu par les Syriens pour se faire
élire à la tête du parti Kataëb. Soit on accepte tout le système, soit on le refuse.
M. Gemayel ne peut pas accepter tout le système et simplement refuser M. Pakradouni parce
qu'il regarde à travers le prisme de son intérêt personnel dans le parti phalangiste.
Ce n'est pas une reconnaissance de Pakradouni ou sa non-reconnaissance. Pour moi, c'est
tout le système que je refuse. Toutefois, Pakradouni, dans le système admis par Gemayel,
est légal.
Le gouvernement a pris récemment des mesures économiques qui n'ont pas
fait l'unanimité. Certains commentateurs affirment même que l'abolition des agences
exclusives est essentiellement dirigée contre la bourgeoisie chrétienne. Qu'en
pensez-vous?
Ça pourrait effectivement être le cas. Je ne vois
pas l'utilité d'une telle initiative. La protection des agences exclusives constitue une
garantie pour le marché, pour le service après-vente (...). Cette décision complète la
panoplie des mesures prises contre les chrétiens ces dernières années. Ceux qui sont au
pouvoir aujourd'hui ont une mentalité tribale. Ils considèrent que la moitié du peuple
libanais est leur ennemi, que c'est un butin de guerre qu'ils peuvent s'approprier. Les
mesures économiques qu'ils prennent ne leur servent qu'à gagner quelques mois, voire
quelques semaines, avant d'être obligés de déclarer la faillite du pays. Ce qui se
passe est très inquiétant. L'effondrement est inéluctable. En fait, il s'est déjà
produit mais certains refusent de l'accepter psychologiquement. Nous ne sommes pas au
bord, mais au fond de l'abîme.
Avez-vous senti un changement aux Etats-Unis lors de votre dernière
visite?
Oui, il y a un changement dans la
politique américaine; il y a surtout une sorte de révision. J'ai découvert à travers
les réunions que j'ai tenues avec des responsables concernés par la cuisine politique
américaine des choses positives et d'autres négatives. Mais pour exister aux Etats-Unis,
il faut y faire ses preuves. Les Libanais attendent un sauveur mais personne ne peut les
sauver s'ils ne veulent pas réagir eux-mêmes.
Beirut 1/3/2002 (Magazine)