Le déclin
des Chrétiens est-il irrémédiable ?
Par Samir
Frangié
20 Octobre 2009
Jean-Paul II durant sa visite historique
au Liban :
avec le Synode pour le Liban
et l’Exhortation apostolique,
les chrétiens ont été les premiers à tourner la
page de la guerre.
Le déclin des Chrétiens
est-il irrémédiable ? Cette question qui m’a été posée
par une éminente personnalité chrétienne pour qui j’ai beaucoup de considération et de respect m’a laissé perplexe. Pris dans le quotidien
de la politique, je n’avais
pas le recul nécessaire
pour répondre à mon interlocuteur, mais en revoyant, par la suite, le parcours
de la communauté au cours
de ces dernières années, je pense que j’aurais été
porté à donner une réponse plutôt
affirmative à cette question existentielle.
Pourquoi ? Parce que
nous n’avons plus aujourd’hui
de vision quant à notre rôle
politique et culturel aussi bien au Liban que
dans le monde arabe.
Nous n’avons plus de vision concernant l’avenir du Liban. Pourtant nous avions été les premiers, avec le Synode pour le Liban (1995) et l’Exhortation apostolique (1997), à tourner la
page de la guerre. Nous avions également
été les premiers à nous lancer dans
la bataille pour l’indépendance
avec l’appel des Evêques maronites (20 septembre 2000), et la formation du « Regroupement
de Kornet Chahwane » (2001).
Nous avions été enfin les premiers, avec le Synode
patriarcal maronite (2006) à
prôner, pour la première fois
en Orient, la séparation de l’Etat
et de la religion, réclamant l’établissement
d’un Etat civil.
Nous n’avons pas également de vision concernant notre avenir dans
le monde arabe où se construit un nouvel
ordre régional, dont les fondements ont été esquissés
dans la « déclaration de Ryad » publiée à l’issue du sommet arabe de 2007. Cette déclaration qui est d’une importance capitale se fonde sur une nouvelle approche de l'arabité, perçue désormais dans sa dimension culturelle, une approche qui intègre les notions
de diversité et de pluralisme,
prône une « culture de la modération et de la tolérance», basée sur « le dialogue et le
respect des droits de l’homme
», et opte résolument pour
la paix.
Là aussi
nous avons joué un rôle de premier plan. Les textes du Conseil des patriarches d’Orient et du Synode patriarcal
avaient déjà esquissés, bien avant la « déclaration de Ryad », les
contours d’une nouvelle arabité.
Nous avons également joué un rôle d’avant-garde
avec la « révolution du cèdre
» qui a ouvert la voie au changement en cours dans la région, Beyrouth devenant la place publique du monde arabe.
Nous n’avons pas enfin de vision concernant notre avenir dans
l’espace méditerranéen où depuis 2008, avec l’annonce de la création de l’Union pour la Méditerranée, des
efforts sont en cours pour
faire de cette mer, qui a longtemps été la mer de toutes les fractures, une zone de convivialité et de
rapprochement entre les peuples qui bordent ses rives et les cultures
auxquelles ils se rattachent. Dans ce domaine
également nous avions joué un rôle d’avant-garde
avec Michel Chiha, Georges Naccache,
René Habachi et beaucoup d’autres.
Pourquoi en sommes-nous
arrivés là ?
Parce qu’avec
le départ des troupes syriennes, nous avons fait une incroyable régression, un formidable bond en arrière,
pour revenir à là où nous étions en 1990, à cette guerre qui a ravagé notre communauté. Nombreux sont parmi
nous ceux qui justifient leurs choix politiques
présents en fonction de ce traumatisme
qu’ils ne sont pas parvenus
à dépasser.
Parce que la légitimité
de l’action politique n’est plus aujourd’hui fondée sur le présent
ou l’avenir, mais sur le passé de la guerre.
D’où cette évocation toujours présente de massacres commis par
des Chrétiens contre d’autres Chrétiens, d’où aussi cette
recherche macabre de fosses communes qui nous permettrait d’asséner à l’adversaire le coup décisif, d’où enfin cette
instrumentalisation choquante
de nos morts qu’à bout d’arguments nous déterrons pour les jeter à la
face de nos ennemis.
Parce que
dans cette rivalité qui nous oppose les uns aux autres, l’arme imparable à laquelle nous avons recours est
Pourquoi en sommes-nous
arrivés là ?
Parce que
la politique se réduit désormais à une simple lutte pour le pouvoir où tous les coups sont permis et
où les choix politiques n’ont plus pour finalité que de permettre à ceux qui sont engagés dans
cette lutte démente de marquer des points
face à leurs adversaires. D’où cette attitude schizophrène consistant à réclamer, au même moment, la
chose et son contraire : réclamer
la formation d’un tribunal pour juger les corrompus et refuser la formation
d’un tribunal pour juger les assassins ; combattre l’intégrisme musulman dans un camp et le soutenir dans l’autre
; se réclamer de la légalité
internationale et refuser d’appliquer ses résolutions ; proclamer notre refus du « féodalisme politique » et pratiquer le népotisme à large échelle …
Pourquoi en sommes-nous
arrivés là ?
Parce que
nous avons perdu nos repères moraux
et que nous nous sommes « retribalisés », régressant du statut de communauté concernée par l’avenir du Liban et de la région à celui de minorité uniquement intéressée par ses « droits » propres.
Le déclin des Chrétiens
du Liban est-il donc irrémédiable ?
En se basant sur l’état actuel
de la société politique chrétienne, la réponse ne peut être qu’affirmative.
Faut-il se résigner
et accepter le fait accompli ? Non,
à condition toutefois d’avoir
le courage d’assumer nos responsabilités. Nous l’avons
fait en 2005 quand nous avons
participé sur base d’une décision individuelle à l’Intifada de l’indépendance. Nous ne sommes
pas venus à la place des Martyrs entériner
un choix que d’autres avaient pris pour nous, mais nous avons considéré être partie prenante
dans la bataille en cours. Les partis politiques étaient certes présents, mais leur participation à cette
manifestation était minoritaire.
Peut-on aujourd’hui
espérer inverser le cours des évènements et remonter la pente ?
Oui, si
nous revenons à l’essence même du message évangélique qui privilégie l’individu par rapport
au groupe et dont la fonction essentielle est d’enseigner aux hommes comment éviter le piège de la violence pour vivre ensemble en paix, l’individu ne pouvant devenir lui-même que s’il
y a un « autre ».
Oui, si
nous œuvrons, sur cette base, à mettre fin à cette rivalité démentielle où chacun ne désire plus que le désir de l’autre, et arrêter
ainsi le cycle infernal de la vengeance en « laissant les morts enterrer leurs morts ».
Oui, si
nous savons apporter une réponse à la question fondamentale qui détermine notre avenir : comment « vivre ensemble », égaux
dans nos droits et nos devoirs, et différents dans nos multiples appartenances.
Comment vivre ensemble en dominant les « peurs
» communautaires héritées du
passé et en ne recherchant plus la « sécurité » que procure l’enfermement dans une « tribu » qu’elle
soit communautaire ou partisane, traditionnelle
ou « moderne », héritée ou choisie,
dominée par un symbole religieux ou délimitée
par une couleur ou un drapeau.
Comment vivre ensemble sans être remis en question par l’ « autre
», et sans chercher en permanence à « hiérarchiser » les différences
qui existent avec cet « autre
» pour le dominer ou l’exclure.
Comment vivre ensemble en prenant
conscience du fait que le rapport à l’ « autre » n’est pas seulement une nécessité
qu’impose la vie dans une société diversifiée,
mais est
source de richesse pour chacun
et pour tous.
Et ce vivre-ensemble » qui est aujourd’hui d’une importance capitale, surtout dans cette
partie du monde où les guerres succèdent aux guerres sans interruption depuis
plus d’un demi-siècle, détermine
notre rôle qui est fondamentalement celui de tisser et de retisser les liens entre les gens:
De retisser tout d’abord les liens entre nous en tournant
la page des guerres intestines, en initiant un travail de mémoire, et
en œuvrant à l’union entre nos Eglises pour former cette "Eglise des Arabes" dont a parlé le P. Youakim Moubarac qui pourrait collaborer avec l'Islam à la rénovation de l'Orient chrétien et musulman et définir une relation plus équilibrée avec l'Eglise d'Occident qui après s'être faite "plus philosophique, plus
juridique, plus hiérarchisée
(...) éprouve aujourd'hui
le besoin de revenir à son
Orient".
De retisser ensuite
les liens avec les Musulmans en ayant
le courage de reconnaître notre
responsabilité commune, Chrétiens
et Musulmans, dans le
guerre qui a ravagé notre
pays, car c'est le fait d'assumer
la responsabilité de notre
passé qui nous donne la possibilité
de nous engager pour l'avenir.
De retisser également
les liens entre toutes les communautés,
surtout entre les communautés
musulmanes, car la richesse
de notre société et son «
style de vie », ne proviennent pas de la simple
cohabitation en son sein de communautés
différentes, mais du «
vivre ensemble » qui lie ces communautés
entre elles, et qui fait de la société
libanaise une niche écologique exceptionnelle à un
moment où la question du « vivre ensemble » est devenue, en raison même des changements induits par la mondialisation, un
défi majeur pour l’ensemble de l’humanité.
De retisser aussi
les liens du Liban avec le monde arabe
en participant activement aux efforts déployés pour la mise sur pied d’un nouvel ordre régional et
en promouvant une nouvelle
renaissance arabe. La contribution du Liban peut être
déterminante. Les outils dont il dispose sont nombreux : il a ses
écoles, ses universités, ses maisons d’édition, ses journaux, ses
télévisions, ses hôpitaux, ses banques
… Et avant tout cela, il a l’expérience d’une démocratie qui s’exprime en arabe dans une société
diversifiée à l’extrême, et
un modèle à offrir aux peuples de la région pour sortir de cette culture de la
violence qui demeure dominante.
De participer enfin
à renouer les liens entre le monde arabe et le monde occidental sur
la base d’une triple approche,
une approche de paix ébauchée par les Arabes aux sommets de Beyrouth (2002) et et de Ryad (2007), et reprise par le président
Barak Obama dans son discours
du Caire (4 janvier 2009), une approche de dialogue entre
les trois grandes religions
monothéistes amorcée lors de la rencontre entre le pape Benoit XVI et le roi d’Arabie Saoudite et développée au sommet sur « la culture de la paix » qui s’est tenue aux Nations Unies (12 novembre 2008), et une approche méditerranéenne pour renouer avec l’expérience de la convivance amorcée par les Arabes, il y a bien longtemps, en Andalousie.
C’est à ce prix que nous pouvons espérer retrouver le rôle qui a été le nôtre et bâtir avec les autres Libanais, sur la base de cette culture du lien, un avenir
de paix, renouant ainsi avec le « rêve libanais » qui a vu le jour en 2005.